source : Comité 21
Auteur : Serge Antoine
Serge ANTOINE[1]
Le développement durable ne se décrète pas. Ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition [2] est très ouverte ; elle se fait en marchant ; sa lisibilité est un peu celle de « L’Homme invisible » de Wells où le corps ne se perçoit qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force.
Le développement durable est d’abord une démarche, un changement volontaire dans la culture habituelle du développement. Il n’y a pas, pour lui, de modèle tout fait. Il se taille « sur mesure ». Au plus, les pouvoirs publics peuvent-ils arroser les fleurs ou, mieux, lorsqu’ils sont intelligents, faire germer les graines car il s’agit d’un fruit de la société civile où entreprises, associations, collectivités, professions, consommateurs se donnent la main.
C’est dire que l’éducation au développement durable est au cœur de sa propagation et même de son mûrissement.
A la condition d’abord de ne pas en faire un objet de récitation. A la condition de multiplier les travaux pratiques. A la condition aussi – et c’est ce que nous examinerons ici – de bien identifier certains parcours qui, souvent, sont à l’inverse de ceux empruntés par l’éducation classique.
Mais au paravant, convenons que l’une des difficultés vient de ce que le développement durable est souvent porté par ceux qui militent – ou ont milité – pour l’environnement. Ce n’est, bien entendu, pas une tare mais c’est sans doute, pour l’éducation, un handicap. L’environnement est, certes, une des composantes fortes du développement durable, et c’est une belle et utile porte d’entrée. Il ne s’agit donc pas de tourner la page. Mais le vrai défi est de recomposer le livre. Nous l’avons déjà dit au lendemain de la Conférence mondiale de Rio :[3] Ce serait une erreur ou une facilité que de prolonger l’énorme acquis de la pédagogie de de l’environnement par le simple ajout d’un volet social ou d’un volet économique.
Voyons, quelles sont donc les vertèbres spécifiques de l’éducation du développement durable ?
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le sens du temps
Parce qu’il est d’abord relais de génération, le développement durable doit s’appuyer sur une pédagogie du temps, du temps long, du temps-contenu. C’est une condition indispensable, mais c’est aussi, chacun le sait, l’une des grandes difficultés pour les jeunes que de saisir non la longueur mais la densité du temps. Ce n’est pas un sens que les jeunes cultivent aisément ; ils découvrent l’espace avec plus de facilité,. Mais la durée n’est pas leur instinct.
On peut avec les jeunes pousser le curseur de la prospective et les faire parler de 2050, ou de 2100 puisque, dit-on, c’est leur avenir et non plus le nôtre. Mais la prospective, quand elle est entrevue, est, chez eux, de l’ordre de l’anticipation synchronique et de la futurologie. Que va-t-il se passer en 2050, en 2100 ? Or le vrai support du raisonnement pour le développement durable est diachronique : l’évolution par effets d’entraînement en est un ressort. Que va-t-il se passer en chaîne si je modifie telle donnée ? Combien de temps après ? Quel histeresis ? Le jeune, quand il évoque l’avenir, le fait comme un saut.
Plus difficile encore est, pour lui, de relier le futur et le passé ; la rétrospective n’est pas à sa portée et les références au monde, même s’il change de plus en plus vite ne sont pas dans l’univers familier qui peut faire appel à sa perception..
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Le risque
Deuxième vecteur, deuxième difficulté : l’indispensable apprentissage du risque. Dans un monde sécuritaire qui aspire de plus en plus à un modèle de « risque zéro », la pédagogie devient de plus en plus difficile. Des guerres sans pertes humaines , des préventions impossibles de pollution zéro, des accidents à éviter, des épidémies conjurées par la vaccination. La réintroduction du risque dans l’éducation ne peut se faire que si l’on donne plus de poids aux confrontations, aux contradictions, aux conflits et qu’on rejette l’angélisme d’un monde meilleur. Il n’y a pas d’énergie douce : elles sont toutes polluantes, d’une manière ou d’une autre. Il faut éviter d’enseigner le monde à la manière d’un bonbel pasteurisé. C’est pourtant le premier fromage qu’aiment les enfants.
Certes il ne faut pas tout darwiniser par plaisir mais il n’est pas simple de faire comprendre qu’il faut, hélas, choisir entre les risques. L’avènement mal digéré du « principe de précaution » n’est pas un bon auxiliaire alors qu’on devrait davantage cultiver « le principe de responsabilité » dont la Conférence de Rio en 1992 a pourtant souligné la vertu, se substituant au « principe de souveraineté » encore très présent, vingt ans avant, lors de la Conférence de Stockholm sur l’environnement.
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L’apprentissage de la vie
Faut-il aussi rappeler que la place faite au vivant et à l’enseignement de la vie est un vecteur essentiel de l’éducation au développement durable. Avec ce qu’elle comporte de germiné, d’inattendu et, pour une part, de non programmé. La place doit être faite à l’aléatoire et à la riche déperdition des graines.
« Développement viable » disent les Canadiens plutôt que « développement durable ». Développement de la vie porté par un humus à fertiliser, une fertilisation qui est bien la clef de la « soutenabilité ». « Sustainable » est meilleur que « durable ». D’ailleurs que n’écoute-t-on, avant d’adopter sans broncher l’anglicisme des conférences internationales, le bon vieux français si prémonitoire : l’édit royal de Brunoy de 1347 qui recommandait « qu’on limite l’exploitation des forêts à ce qu’elles puissent perpétuellement se soutenir en bon état ».
L’enseignement d’aujourd’hui fait trop peu de place à la vie. C’est pourtant une des conditions d’une vraie culture du développement durable.
Le patrimoine : une dimension-clef
Le patrimoine est, bien sûr, lui aussi, au cœur de la notion de développement durable. Or lui, non plus, n’est pas dans les réflexes habituels. Il est trop assimilé à l’avoir possédé par l’aïeul quand il s’agit de transmission aux générations futures.
On est ici face à un véritable manque dans l’éventail des instruments dont nos sociétés se sont dotées pour percevoir leur logique. L’un de ces instruments est la comptabilité patrimoniale. Or elle est encore embryonnaire [4]. Et pourtant c’est elle seule qui peut chiffrer le qualitatif à peine effleuré à grands traits par les comptes actuels. La comptabilité patrimoniale est attendue comme le messie pour dépasser la comptabilité deniers qui, au XVIIIe siècle, s’est acharnée à affiner l’immédiateté des comptes d’exploitation.. Or elle ne nous nous permet pas d’appréhender toutes les dimensions du capital naturel et humain à transmettre. La comptabilité patrimoniale gagnerait à être apprise à l’école pour permettre, un jour, à celle-ci de pousser convenablement dans la société trop adulte.
L’approche patrimoniale apporte aux générations présentes la perception du renouvelable et du non renouvelable, de plus en plus essentielle dans la gestion des ressources, la mise en valeur des gisements que peuvent valoriser des politiques de maîtrise ou de recyclage. Elle fait comprendre aussi que l’attention portée à l’équipement ou à l’investissement doit se doubler par une plus grande attention au renouvellement, à l’entretien et à la gestion tout court. Elle peut permettre d’identifier les équipements inutiles ou les suréquipements dans des sociétés trop enclines à chercher, par l’artefact nouveau, des réponses aux problèmes.
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La protection et le changement.
Parce qu’il s’agit de transmettre un patrimoine (intact ?) aux générations futures, le développement en plus, qualifié de « durable », apparaît sous un jour à priori conservationniste que renforce encore le poids du souci de la protection de l’environnement. Ce serait une grave erreur que d’accréditer l’idée que le développement durable est « protecteur ». Bien sûr, il se doit de souscrire à la conservation au sens intelligent du terme lorsqu’en particulier, l’irréversible est en jeu. Mais il doit aussi faire appel à l’innovation, aux modèles alternatifs, aux nouvelles technologies, au changement. N’ayons pas peur de le dire, le développement durable est changement. La pédagogie doit insister sur cette dimension, plutôt que de décliner – ce qui est plus facile à expliquer – la protection ; elle doit faire appel à des décisions nouvelles, des options à risques, des références d’anticipation résolument tournées vers l’avenir.
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Le systémique
Une autre dimension tout à fait indispensable à une bonne éducation du développement durable est la vertu du « systémique ». Or et elle est très exceptionnelle dans l’éducation, en tout cas en France, où l’on caresse l’agrégation mais pas de la manière où on doit l’entendre ici.
Le développement durable est – chacun finit par le savoir- d’une convenable lecture élargie à l’économie, au social, à l’environnemental. Le premier effort consiste non à l’admettre mais à aller plus loin dans le combinatoire au delà d’une trop facile une énumération ou d’une juxtaposition. Il n’est pas suffisant de dresser une check-list où l’on trouvera après, heureusement, la problématique de la pauvreté ou celle de l’emploi. Mais il faut effectivement croiser davantage ce qui est plus que des éléments. C’est dire qu’on doit aller bien au-delà du réflexe analyste d’une bonne classification. L’analyse systémique, la globalisation sont des exercices absolument nécessaires et, qui plus est, en prospective et, en tout cas en dynamique évolutive ; le développement durable n’est pas un état, il est un devenir.
A cette fin, la première précaution consiste à choisir les bonnes frontières [5] et à rechercher les enchaînements organiques, les interfaces, les filières. Il me plaît à rappeler le réflexe de ceux qui pratiquent l’initiation au bois où l’on se contente d’emmener les élèves en forêt alors qu’il faudrait leur faire comprendre tout le cycle de l’abattage, du sciage, de la transformation, du transport, de la consommation, du recyclage. C’est à dire, la pédagogie de la filière qui fait saisir des problèmes du développement durable au delà de la seule pédagogie de la nature.
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Le jeu des acteurs.
Autre point : L’éducation traditionnelle n’a pas l’habitude quand elle parle de mécanismes, de l’embarrasser du jeu des acteurs. Elle présente le plat cuisiné en occultant le cuisinier.
Ce fut un grand mérite du Sommet de Rio en 1992 d’avoir, alors qu’il s’agissait d’ une Conférence mondiale des nations (unies), mis en plein jour ceux que les anglo-saxons ont appelé les « major groups », qui forment ce que nous qualifions de « société civile ». Cette reconnaissance n’est pas seulement un signe de politesse : elle est essentielle pour comprendre le rôle des différents partenaires que sont les entreprises, les associations, les collectivités, les consommateurs, les agriculteurs. Tous sont à la table du développement durable mais il faut voir comment les mettre davantage dans la course ; et de penser à ceux qui sont trop souvent hors jeu : c’est le cas, par exemple, des consommateurs et de leurs associations.
Sans expliquer le rôle moteur des acteurs comment expliquerait-on l’utilité de la participation ou de la transparence, concepts de choix pour l’éducation ? Ce sont des points de passage obligés du développement durable et non des déclinaisons de la vertu démocratique. La société civile a besoin de la transparence et de la participation pour que le développement durable prenne la route. Les acteurs doivent être au cœur de cette éducation ; il faut bien décrire leur pouvoir d’intervention dans la préparation des choix dans la formulation du consensus. Ce consensus etait d’ailleurs bien présent à Rio[6] comme l’essentiel de l’agenda 21 local.
Sans un jeu nourri d’acteurs, le développement durable n’est qu’un masque.
Mais le jeu ne s’arrête pas au consensus. Le « suivi » est souvent plus important que le coup d’envoi. Le développement durable est fait d’une continuité que l’éducation classique a trop tendance à occulter ou à sub-découper. L’après vente est une attention aussi décisive que la vente. On ne l’enseigne pas assez. Il faut donc tout faire pour identifier le rôle des acteurs et leur intervention le plus en amont possible mais aussi en aval dans un réel « suivi ». C’est dire l’importance des « indicateurs » du développement durable qui ne sont pas là pour la beauté des statistiques, pour l’enregistrement des bilans ou pour la mesure du passé. Ce sont des outils indispensables.
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La multicitoyenneté
Un autre « pont aux ânes » de l’apprentissage du développement durable est celui de la compréhension de la pluralité des mondes et de l’échelle à laquelle on travaille. Cette échelle est bien souvent, pour l’environnement, le petit pays de proximité. Et c’est bien ainsi car l’environnement ne se comprend que bien encadré dans l’échelle de perception directe. C’est indispensable à l’âge d’une communication qui met chacun en relation avec les antipodes, d’une manière apatride à en perdre ses racines. Mais il est nécessaire aussi de se référer à d’autres échelles : celle des continents, celle des régions institutionnelles comme l’Europe ou celle plus transversales des « éco régions » comme la Méditerranée, L’enseignement doit faire comprendre cette nécessité des échelles multiples. Mais inconsciemment, et influencé par les institutionnalistes, ne construit-il pas son architecture en forme de structures gigognes ? Un peu à la manière des poupées russes que tout enfant a reçu en cadeau. Cette conception du monde gigogne qui s’emboîte est pourtant fausse et conduit à beaucoup de démissions. On entend souvent les maires dire : « nous pouvons nous occuper des déchets : c’est à l’ONU de s’occuper des climats ». Non ! C’est pourquoi l’apprentissage de la multi-citoyenneté est vital.Trois fois plutôt qu’une. Etre en même temps citoyen de son pays et citoyen de la planète. En ce sens, comment par exemple ne pas mesurer l’intérêt de démarches qui mobilisent plusieurs échelles : par exemple, promouvoir des programmes municipaux de lutte contre l’effet de serre[7].
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L’éducation des incertitudes
Enfin – mais ne faudrait-il pas le mettre en tête de tout enseignement – le développement durable appelle la modestie ; son éducation aussi. Il doit faire apparaître autant d’incertitudes que de certitudes. C’est d’ailleurs la meilleure manière de faire participer les jeunes que celui de bien montrer que les équations ont beaucoup d’inconnues et que les non connaissances doivent prendre leur place dans l’enseignement des connaissances. Si l’on veut mettre en route un vrai développement durable qui est de l’ordre de l’alternatif, ne faut-il pas arrêter de privilégier le tendanciel ?
[1] Serge Antoine est actuellement membre de la Commission Méditerranée du Développement Durable qui regroupe 20 États et 15 ONG. Il est président d’honneur du Comité 21 (comité français pour l’environnement et le développement durable) qu’il a fondé en 1994. On lui doit aussi d’être à l’origine de la création de la Datar en 1962, du Ministère de l’Environnement en 1971 et d’avoir été l’un des artisans des régions françaises et des parcs naturels régionaux.
[2] Rappelons que le concept est né sous le vocabulaire « d’éco-développement » lors de la réunion de Founex en 1971 organisée par Maurice Strong à laquelle participaient des économistes du Nord et du Sud : par exemple Gammani Correa, Mabharb Hack, Samir Amin, Marc Nerfin, Ignacy Sachs, Serge Antoine… Plutôt que de réciter celle résumée du Rapport de la Commission mondiale présidée par Mme Grunstland en 1987 nous préférons celle-ci : « le développement durable c’est formuler, faire connaître et mettre en œuvre des choix à la fois économiques, sociaux et écologiques assurant, par l’investissement et la gestion,
- le renouvellement des ressources et des activités,
- la protection des milieux et du vivant
- l’épanouissement sociétal et l’équité sociale,
avec la peine participation des habitants et la référence constante aux générations futures à qui le patrimoine est légué »
[3] Serge Antoine, Martine Barrère, Geneviève Verbrugge, « La planète terre entre nos mains », La Documentation Française, 442 p., Paris 1994.. Voir le chapitre sur l’enseignement p. 158 écrit par la Ligue de l’enseignement : M. Daniel Lebioda.
[4] Elle a été lancée en France lors d’un groupe de travail que j’avais mis en place avec le Ministère des Finances (direction du Trésor) en 1971 puis reprise dans un comité présidé par M. Claude Gruson, Inspecteur Général des Finances et ancien directeur général de l’INSEE.
[5] prenons une expression de la vie courante : ne pas découper un poulet comme on le fait parfois en tranches avec un « gefluegel sheere ».
[6] Le chapitre 28 sur les agendas 21 locaux tel que publié à Rio et le consensus des populations en tête de l’exercice.
[7] Ce vecteur a été proposé lors d’une réunion en septembre 2001 à Beyrouth à l’initiative d’une association libanaise.