Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006
La dernière fois que j’ai vu Serge Antoine, c’était lors des dix ans du Comité 21. J’étais assise près de lui parce que, souvent, nous bavardions quand nous nous rencontrions, j’appréciais beaucoup. Il était affaibli, mais pas amoindri et toujours dans une joyeuse combativité. J’ai été vraiment surprise, quelques mois plus tard, quand Anne-Marie Sacquet m’a annoncé son décès. J’ai d’ailleurs envoyé un petit mot qui résume un certain nombre de sentiments que j’avais dans cette relation avec Serge Antoine que j’ai découvert plus tard ainsi que nombre d’entre vous.
Je disais : « C’est avec beaucoup de peine que je viens de prendre connaissance de la disparition de Serge. Je le considérais un peu comme mon père spirituel du développement durable et j’avais toujours avec lui beaucoup de complicité. Par-delà sa réflexion qui ouvrait toujours les questions et les possibles, sa gentillesse et sa modestie en faisaient un vrai pédagogue, un sage qui contribue à nous construire. »
J’avais souhaité transmettre le message à sa famille et j’ai eu une réponse de son fils, Emmanuel Antoine, que je connaissais sans avoir jamais fait le lien avec Serge que j’avais connu un certain nombre d’années auparavant. Nous n’avions pas eu l’occasion d’en parler.
J’ai commencé à découvrir Serge Antoine lors de la préparation de Rio. À l’époque, j’étais – comme on dit, dans la société civile – animatrice d’un collectif de préparation de la conférence de Rio, participant d’ailleurs aussi à un collectif national animé, à l’époque, par Patrick Legrand, de France nature environnement, le collectif « Environnement et développement international ». C’est donc à cette occasion que je l’ai rencontré et, au fur et à mesure des années, puisque le développement durable est aussi pour moi un combat très important, je l’ai croisé de plus en plus souvent, de plus en plus régulièrement, dans ce qui a été l’évolution à travers la constitution de réseaux, les réseaux nationaux (Comité 21, 4D) mais aussi des réseaux européens, voire internationaux, auxquels d’ailleurs la France participe encore trop faiblement.
C’est vrai que j’avais toujours avec lui une relation presque filiale. Pour moi, il était un peu celui qui m’apportait une tranquillité dans la réflexion et, en même temps, l’ouvrait très fortement. Ce lien s’est fait aussi beaucoup sur mon histoire, parce qu’il appréciait beaucoup la place de la société civile, et l’importance de la démocratie, pas seulement parmi les élus et les administrations qui évidemment ont un rôle important, mais aussi à travers le rôle de chacun pour apporter le meilleur de lui-même dans cette recherche d’un nouveau développement durable et solidaire dans cette coconstruction qui est en cours et, encore aujourd’hui, trop faible.
Depuis 2001, je suis adjointe au développement durable dans l’équipe de Martine Aubry. J’avais participé à l’animation et l’élaboration d’un Agenda 21 lillois qui a été signé en 2000, et Serge était très attentif à ce qui se passait à Lille et le suivait avec beaucoup d’intérêt. Les collectivités locales sont devenues, depuis quinze ans, parmi les acteurs les plus actifs dans la mise en œuvre du développement durable. Elles sont les premiers maillons du territoire, au plus près des citoyens, pouvant au mieux peut-être les impliquer non seulement dans la compréhension des enjeux, mais aussi dans leur rôle, dans ce que l’on appelle aujourd’hui la nouvelle gouvernance. Cette notion, auprès des citoyens, de solidarité dans le temps et dans l’espace qui est constituante du développement durable, au-delà de la démocratie, était très forte chez Serge. Nous avons parlé tout à l’heure de la prospective, et non de la prospective en tant qu’étude, mais bien de la façon d’inscrire le court terme dans le long terme. Et nous savons combien aujourd’hui, notamment autour des questions de la ville durable, ces questions sont importantes. À Lille, nous travaillons sur des notions d’éco-quartiers, dans le cadre du renouvellement urbain. Comme le dit Martine Aubry : « Comment construire un nouvel art de vivre ensemble ? » Selon moi, cette notion de solidarité dans le temps, avec les générations futures, est extrêmement importante. La difficulté est de savoir comment concilier démocratie, inscrire le temps de la démocratie, avec l’urgence des réponses à apporter. Dans les villes, nous avons de vraies questions concrètes à traiter, et comment avoir les moyens de construire la ville durable en impliquant fortement les citoyens ?
Cette notion de temps est donc une question forte, comme celle de la solidarité dans l’espace. Là aussi, c’était quelque chose de très important pour Serge, notamment avec cette notion d’empreinte écologique. À Lille, nous menons une étude pour analyser flux, matière, énergie pour voir ce que nous prélevons sur d’autres territoires. Nous savons que 20 % de la population mondiale consomme 80 % des ressources et nous ne pourrons pas continuer, si nous voulons un développement durable, à consommer sur nos territoires sans penser à l’évolution des autres territoires, qu’ils soient autour de nous, dans les intercommunalités, mais aussi à l’échelon mondial.
Ces deux notions de solidarité dans le temps et l’espace étaient des notions très fortes et nous avions eu l’occasion d’en parler, notamment dans le réseau de la francophonie, puisque j’étais avec lui à Beyrouth en 2001. Cela conciliait pour lui, encore une fois, deux notions importantes : celle de la citoyenneté, d’ouverture au monde, et cet aspect de la culture.
Je finirais sur un des derniers aspects qui m’a beaucoup émue chez Serge Antoine. Nous étions à Paris dans une préparation de l’Agenda 21 parisien et j’ai annoncé que Lille, qui a été capitale européenne de la culture en 2004, avait intégré un volet consacré à la culture dans son Agenda 21. On aurait dit qu’il savourait un bon gâteau ou un bon vin, d’une manière gourmande ! Il était très joyeux, il avait beaucoup apprécié. On peut toujours avoir le débat pour savoir si la culture est un pilier supplémentaire ou si c’est le tout, on parle de « culture de développement durable ». Selon moi, nous sommes dans un carrefour de changement de civilisation et effectivement, tout cela est très culturel et il avait, là encore, peut-être anticipé.
L’intérêt de Serge Antoine est qu’il savait être dans la pratique quotidienne, sur le changement de comportements avec des citoyens, mais il savait aussi être critique dans les différents niveaux d’organisation de la société. Je suis aussi tout à fait d’accord sur l’idée qu’il est essentiel que les citoyens changent de comportement, l’écocitoyenneté est une notion importante, mais on ne peut pas seulement renvoyer aux citoyens les changements qui appellent aussi des changements aux différentes échelles, depuis notre territoire local jusqu’au territoire national, européen ou mondial. Ceux qui ont des responsabilités importantes doivent aussi être cohérents, nous ne pouvons pas continuer à demander aux citoyens de la cohérence si les pouvoirs publics, en tant que tels, ne montrent pas cet exemple de cohérence. À quelques jours de la « Journée sans voitures », quand on pense que l’on continue à construire des infrastructures qui sont des appels d’air pour le développement de la voiture, je pense qu’il faut que l’on montre aux citoyens que la cohérence ce n’est pas seulement au niveau de leur vie quotidienne, mais qu’il y a des responsabilités à prendre.
Pour terminer, je saluerais l’homme. En effet, tout ce qu’il a fait a été largement présenté, mais je saluerais l’humaniste. Parce que le développement durable, finalement, c’est croire en l’homme, en sa capacité d’organiser l’intelligence collective. Je le dis souvent, mais selon moi, la ressource la plus renouvelable, la plus abondante et peut-être la moins bien utilisée c’est l’intelligence humaine, l’intelligence collective ; comment cette intelligence collective va être mobilisée, appelée, il y a là un gros challenge et c’était vraiment au cœur de ce que pensait Serge Antoine.
Il était aussi un intellectuel, et combien de pistes intéressantes a-t-il ouvertes et qui, heureusement, se sont aussi concrétisées.
Mais il était également un militant joyeux. En effet, quand on parle de développement durable, on parle de problèmes, mais lui parlait de solutions, avec beaucoup de joie, de passion. C’est bien d’avoir de l’espérance à vingt ans, mais quand on arrive en fin de vie et qu’on continue à transmettre l’espérance dans le futur, l’espérance d’un avenir futur commun qui peut être plus durable et plus solidaire, je crois qu’il nous a laissé là un beau message.
J’espère, en tout cas, que sa trace sera indélébile et que tout ce qu’il a suscité et permis de mettre en place trouvera des prolongements et des amplifications. C’est tout ce que je souhaite.