Auteur : Serge Antoine
Source : Revue des deux mondes Juillet Août 1990
La convention de Barcelone pour la protection de l’environnement a été le signe de nouveaux rapports entre les nations de l’Europe et celles de la Méditerranée. La Communauté européenne, solidaire de l’Est en mutation, ne doit pas se désintéresser de son « flanc sud ». La coopération en Méditerranée – machine à civilisations – est un prototype de solidarité régionale à examiner de près.
Telle Vénus sortie de l’écume des mers, l’Europe doit tout à la Méditerranée. S’il est, certes, euro-centrique ou méditerranéo-centrique de penser que le monde a trouvé là l’origine des civilisations, du moins est-il reconnu que les rivages de Téthys, cette mer intérieure, créée il y a des millions d’années par la dérive des continents, ont enfanté, au confluent de trois religions, une grande part du monde contemporain.
En Europe, cette révérence à la Méditerranée n’est pas seulement celle des États du Sud, plus intimement « méditerranéens » (l’Italie, la Grèce et, partiellement, l’Espagne et la France) que les autres ; elle est aussi déclinée par ceux qui habitent la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou les pays nordiques.
Et lorsque les touristes européens, qui sont, chaque année, quelque 50 millions, viennent y passer leurs « vacances », ce n’est pas seulement de soleil, de sable et de mer dont ils se nourrissent : c’est aussi, inconsciemment, une manière de reconnaître leurs origines.
Mais cette reconnaissance du passé doit être enrichie, aujourd’hui, de formes plus institutionnelles ou financières. Les Européens n’y pensent pas assez : leur insouciance est coupable. Si occupée que soit, actuellement, l’Europe par l’ouverture à l’Est, la Communauté européenne ne peut se désintéresser de son « flanc sud », c’est-à-dire des États riverains qui, au sud de l’Europe, abriteront bientôt – en 2025 – quelque 350 millions d’habitants. Grand marché potentiel, enjeu de culture, la Méditerranée représente un terrain décisif pour l’avenir de l’Europe. Si elle n’y prenait garde, elle verrait se dresser un mur dont elle serait la première à souffrir. Plusieurs dimensions devraient s’offrir aux rapports euroméditerranéens. L’environnement est de celles-là, la seule qui ait, aujourd’hui, officiellement droit de cité. Si de nouveaux rapports internationaux en Europe se sont bâtis sur le charbon et sur l’acier, c’est sur l’environnement qu’a commencé à se bâtir une rencontre euroméditerranéenne. L’entrée de l’Europe communautaire dans la convention de Barcelone, qui réunit 18 États riverains pour la protection de l’environnement, en a été le premier jalon ; plus près de nous, le 28 avril 1990 à Nicosie, les États riverains, à l’invitation de la Commission européenne, ont adopté une charte de coopération euroméditerranéenne.
La mer, point de départ de la coopération euroméditerranéenne
Il ne faut pas rêver d’une communauté de plein exercice entre ces pays hétérogènes dont le revenu par tête fait le grand écart (de 1 à 8 ou 10) et dont les styles de vie ou les inquiétudes les séparent comme le font les conflits qui les opposent parfois deux à deux. Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin qu’actuellement dans une coopération d’un « Nord-Sud de voisinage » qui a en commun bien plus que l’appartenance à une même mer et qui pourrait cultiver une « méditerranéité » si implicite.
La mer a été le point de départ de cette coopération. Observée par Jacques-Yves Cousteau dans les années soixante, cette mer, grande comme six fois la France, est si fragile qu’un accident pétrolier pourrait la faire bien plus souffrir que les régions de l’Alaska ou de la Bretagne. Miraculeusement épargnée malgré un trafic de tankers qui dépasse les 15 % du trafic mondial, elle est, certes, moins atteinte que la Baltique, la mer du Nord ou sa petite sœur, la mer Noire. La Méditerranée a tout à gagner de la coopération entre pays riverains lancée à Barcelone et d’abord consacrée au milieu marin. Il est vital que cette coopération se poursuive ou se complète par des ententes régionales – telle celle sur l’Adriatique lancée en 1990 et qui va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
La convention de Barcelone1, signée le 4 février 1975 par 17 États, avait d’abord pour objectif-cible la dégradation de la mer. Le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) y consacre aujourd’hui 3 des 5 millions de dollars que lui attribuent, chaque année, les États riverains. Trois des quatre protocoles signés par les États riverains s’y réfèrent : immersions par les navires et les aéronefs (1976) ; intervention en cas de sinistre maritime (1976) ; pollution tellurique (mai 1980). Un quatrième est en préparation, relatif à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins. L’un des grands volets du PAM est le « Med Pol », pour la recherche et la surveillance sur la pollution marine et l’un des quatre centres communs (implanté à Malte) s’intéresse à l’assistance maritime pour les transports d’hydrocarbures et les produits chimiques.
Ce volet maritime se trouve, aujourd’hui, conforté par la décision de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement (BEI) de consacrer l’une des quatre priorités mondiales de son programme sur l’environnement aux eaux internationales menacées2. Des financements de la Communauté européenne sont également consacrés à la mer. La décision prise à Nicosie de participer d’ici à 1993 au financement de plus de 20 stations de dégazage va dans ce sens.
Les efforts à faire sont tels que la mer devra encore retenir l’attention de la génération qui vient. La discipline de la navigation n’est pas respectée : des navires pétroliers continuent à dégazer impunément au large ; s’il est probable que dans trente ans leur trafic va se ralentir et qu’en Méditerranée les bateaux charbonniers seront plus nombreux qu’eux, c’est, demain, du trafic des produits chimiques ou toxiques qu’il faudra se préoccuper.
L’attention portée à la mer exige une vigilance toute particulière pour ce qui vient des côtes (le tellurique). Il est vrai que la qualité des eaux côtières s’améliore, ici et là, au rythme des stations d’épuration (en France, il y a vingt ans, elles desservaient 20 % des habitants du littoral ; actuellement, 50 % ; et, en l’an 2000, ce sera presque 75 %). Les rejets du Rhône diminuent ; quant à l’Italie, elle vient de décider d’un grand programme pour le Pô. Mais l’alliance néfaste des températures, des dépôts industriels, des lessives domestiques et des engrais altère le milieu proche du rivage. Les algues vertes en Adriatique sont un signal d’alarme, et l’on ne doit pas penser aux seuls rivages proches et propres à la baignade. Les concentrations dans les fonds de haute mer inquiètent. Comme en mer du Nord, les métaux lourds dont la présence est due, pour plus de moitié à la pollution atmosphérique, en sont responsables. On ne le dit pas assez.
La terre, elle aussi, fragile
La mer est le cœur, mais la Méditerranée n’a pas mal qu’à son cœur. L’attention portée au milieu marin ne doit pas éclipser celle que l’on doit accorder aux milieux terrestres, ni occulter les fragilités de ces mêmes milieux : rivages et arrière-pays.
La mer et le milieu marin n’ont pas l’exclusivité de l’attention portée par les États méditerranéens et par l’Europe communautaire. Aujourd’hui, par exemple, plus des trois quarts des projets de financement en cours d’examen à la Banque mondiale et à la BEI sont terrestres. Le plan d’action pour la Méditerranée, quant à lui, consacre une part importante aux zones côtières et aux arrière-pays. L’un des protocoles est relatif aux « aires spécialement protégées » (982) et l’essentiel des travaux des « programmes d’actions prioritaires » élaborés à Split sont orientés sur des problèmes d’aménagement terrestre, comme la réhabilitation des centres historiques ; l’érosion des sols ; les ressources en eau ; l’aménagement côtier et le tourisme ; les énergies renouvelables.
Enfin, le Plan bleu qui a, pendant près de neuf ans, brossé le tableau prospectif de la Méditerranée en 2025, a principalement analysé la situation des côtes, des arrière-pays et même des territoires nationaux des 18 États dans leur entier. Il s’est, d’ailleurs, abstenu de toute projection sur l’état de la mer, pour se consacrer aux travaux de l’amont ; même si la mer est un aboutissement pour une part de l’analyse prospective, l’essentiel est consacré aux évolutions internes des pays. C’est d’ailleurs là, estime le Plan bleu, que les risques sont les plus grands : explosion démographique et urbaine, gaspillage de l’espace, manque d’eau, dégradation des sols, destruction d’un quart des forêts, aggravation des inégalités de développement…
Les perspectives d’avenir, telles qu’elles ressortent des scénarios tendanciels ou alternatifs du Plan bleu3, ont de quoi confirmer ces craintes et orienter les inquiétudes, moins sur la mer elle-même – certes très fragile –, que sur les régions littorales ; moins sur l’écologie en elle-même, que sur les relations entre environnement et développement.
Le véritable changement en Méditerranée est bien le changement des échelles et des chiffres qui faisaient, autrefois, de cette région du monde un espace d’équilibre presque reposant : les cités méditerranéennes étaient des modèles de stabilité. Or, demain, la vie urbaine avec ses 240 millions d’habitants supplémentaires sera très dure. Le quart des forêts risque de disparaître ; l’eau manque déjà ; les sols se dégradent. Enfin, la qualité de l’air va s’altérer sérieusement, surtout au sud-est du bassin.
Devant ces changements d’échelle et ces contrastes entre le Nord et le Sud, l’Europe ne peut rester indifférente et immobile. Comment pourrait-elle s’abstenir, alors qu’elle déploie une intense activité vers l’Europe de l’Est et qu’elle déclare ne pas vouloir oublier son Sud ? Ce Sud commence par ses voisins : ceux des pays en développement de la Méditerranée qui, pris entre l’isolement face à un bloc européen de plus en plus charpenté et leurs risques d’intégrisme, attendent des signes précis d’un engagement européen en leur faveur. La création de la Banque européenne pour l’Europe de l’Est (BERD) les conduit à s’interroger sur l’Europe. Jouera-t-elle la fermeture, même inconsciente, au Sud ou apportera-t-elle à cette région du monde une sollicitude qu’elle a tout intérêt à développer pour des raisons économiques, pour des raisons écologiques ?
Pour des raisons économiques, il est évident que les quelque 170 millions d’habitants actuels et les 350 millions en l’an 2025 constituent, malgré un niveau de vie faible, un formidable marché en puissance, que, actuellement, peu de pays peuvent atteindre sauf, sans doute, l’Europe et quelques pays asiatiques. Si, par exemple, 70 % du marché automobile de Chypre est maintenant aux mains des Japonais et si d’autres signes évidents d’une expansion nippone se mesurent partout, la part potentielle de l’Europe est grande. En valeur, les importations des pays du Maghreb et de la Méditerranée du sud-est sont, pour plus de 50 %, des importations d’Europe.
Mais, surtout, la Méditerranée peut se parler à elle-même. Déjà, le « marché intraméditerranéen » se renforce et, depuis quelques années, les relations entre pays méditerranéens se développent. Sans parler d’un hypothétique élargissement de la CEE vers certains pays du Sud (le Maroc, la Turquie, Malte, Chypre), dont certains frappent à la porte, des accords d’échange et de coopération, ou, mieux, un statut d’« associé », peuvent être des facteurs d’incitation pourvu que l’Europe résiste, mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, aux pressions américaines, par exemple, pour se garder une part des courants agroalimentaires avec l’Europe.
Les raisons écologiques poussent, d’évidence, l’Europe à devoir s’intéresser à l’environnement des pays du Sud qui constitue, en fait, son environnement direct pour la qualité des eaux marines, l’atmosphère et l’accueil des touristes internationaux, dont 80 % viennent d’Europe pour n’en prendre que trois volets.
Les conditions d’une coopération euroméditerranéenne pour l’environnement sont, à mon sens, au nombre de neuf.
Inscrire l’action dans une stratégie à moyen et à long terme
Les riverains de la Méditerranée ont, à l’endroit de leur région, une insouciance héritée d’une longue histoire : elle se sort toujours, pensent-ils, des conflits les plus fratricides et même des catastrophes. Quant à l’image du présent, elle semble apaisée par le soleil et l’infinie quiétude des équilibres anciens. Or, lorsque l’on regarde avec des vues d‘historien et d’homme du futur – ce que Braudel était –, avec un demi-siècle d’avance et un demi-siècle de recul, quels bouleversements ! Le travail de prospective du plan Bleu a ouvert les yeux sur des avenirs possibles à l’horizon 2025 dont aucun n’est calme. Encore les gouvernements, en fixant, pour ce plan Bleu, le cadre des scénarios d’étude, n’ont-ils pas retenu les pires, à savoir les « scénarios de rupture » entre le Nord et le Sud. Ceux qui l’ont été sont les « tendanciels », avec un taux de croissance plus ou moins fort, ou les « alternatifs », avec une plus grande attention environnementale et un effort, plus ou moins groupé en deux sous-ensembles : l’Europe et le grand Maghreb. Mais les uns et les autres font apparaître, pour l’environnement, des risques graves et des impasses.
Les efforts à faire seront considérables, non pour améliorer, mais pour préserver la qualité de l’environnement qui ne résultera pas de bonnes paroles unanimistes, ni même de mesures superficielles. Le vrai problème – en particulier pour le Sud – est celui de l’arrimage de l’environnement au processus de développement ; les Européens n’en mesurent pas l’ampleur.
De la protection à la gestion : le « management du ménagement »
Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter d’édicter des lois, de fixer des normes et de financer des équipements de dépollution en bout de chaîne industrielle. Définir l’environnement en termes de ressources bien comprises rejoint l’économie. Le ménagement des ressources est essentiel et l’on doit concilier gestion scientifique et gestion économique. On pourra faire appel pour cela à des outils nouveaux (télédétection, comptabilité patrimoniale, etc.). Mais on devra surtout compter sur des ressources qui, dans cette partie du monde, sont particulièrement limitées. La pêche, par exemple, ne couvre, avec 1 million de tonnes de poissons pêchés par an, que 25 % de la consommation actuelle de poisson. Autre exemple, le littoral de la Méditerranée est également une ressource limitée : 46 000 kilomètres de côtes. D’ici à l’an 2025, le tourisme, les villes et l’industrie pourraient bien en artificialiser encore quelque 3 à 4 000 kilomètres : le littoral naturel devient peau de chagrin et l’on pourrait même assister à des régressions touristiques, là où il n’est plus que souvenir.
Le multilatéral doit se nourrir du national et non le vider
La Méditerranée s’est engagée, depuis 1975, dans une politique de coopération environnementale dont il convient de dire qu’elle est exemplaire. Exemplaire, parce que 17 États ont décidé, ensemble, de s’y engager en signant la convention de Barcelone et qu’ils ont dû, pour cela, surmonter les tensions d’une histoire, encore, hélas ! riche en conflits. Devant les problèmes d’environnement, ces 17 États ont mis une sourdine à leurs différends et l’environnement est même le seul thème qui les réunisse dans une institution multilatérale commune.
Cette institution a un caractère original : celui d’une institution internationale contractuelle qui ne résulte ni d’une communauté régionale institutionnalisée comme l’Europe (c’est une « écorégion »), ni de la démultiplication d’organisations mondiales (le PAM n’est pas un produit des Nations unies, même si l’ONU a joué un rôle essentiel, un peu à la manière des sages-femmes, et même si le drapeau des Nations unies est, aujourd’hui, une condition clef de réussite de cette coopération) ; ce sont les États, réunis tous les deux ans, qui ont le pouvoir « législatif » et financier. La Méditerranée n’est pas « supranationale » ; à la différence de la Communauté européenne, elle fait peu appel aux délégations de souveraineté des États.
Sans doute, est-il logique qu’il en soit ainsi dans une région où les forces centripètes ne sont pas évidentes et où l’accession à l’autonomie nationale est, pour certains pays, encore toute fraîche.
Il faut toujours prendre les choses du bon côté et constater, alors, que cette situation évite précisément que, lorsqu’un problème se traite à un certain niveau, les autres en soient dépossédés. On en a, actuellement, trop d’exemples : le niveau mondial voit émerger des institutions ou des accords internationaux qui dépossèdent tout ce qui se meut à une échelle inférieure. À l’échelle de la Méditerranée, le même risque est là ; on entend dire : « Le PAM existe » ou encore, depuis 1990, « La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement vont s’occuper de nous », « C’est à eux de payer, de mettre en place, d’imaginer ».
Ici, comme ailleurs, la réussite ne viendra pas de la substitution des niveaux, mais de l’entraînement de toutes les parties : les États, les régions (elles sont 140 sur tout le littoral du bassin méditerranéen), les villes, les entreprises, les associations, les populations doivent être davantage responsabilisés et « mis à la masse » pour concevoir et agir.
Trois communautés et la « méditerranéité » en plus
Les États riverains de la Méditerranée, dans toutes les statistiques officielles, sont éclatés au moins entre trois continents : Europe, Afrique et Asie. Ces appartenances continentales ne sont pas simplement des rattachements de géographie élémentaire : l’Égypte, par exemple, toute méditerranéenne qu’elle est, préside, cette année, aux destinées de l’Organisation de l’unité africaine. Trois entités, au-delà de la stricte géographie physique, projettent, sur cette région, leur force d’attraction.
La première, grandissante, est l’Europe : la CEE est d’ailleurs partie contractante des accords de Barcelone et elle a été élue, en 1989, pour deux ans, vice-président des États méditerranéens. Sa réalité est forte ; elle est de plus en plus déterminante pour les États qui sont, en fait, soumis indirectement à nombre de ses décisions environnementales. De nombreux pays du Sud prennent le chemin de Bruxelles. Focalisée par les aspirations de l’Est, l’Europe se rappellera-t-elle qu’elle a aussi une ouverture affective sur la Méditerranée dont quatre de ses membres font partie ? Les terrains de dialogue ne manquent pas, comme la politique des transports, la recherche (pourquoi pas quelques projets Eurêka d’intérêt méditerranéen ?) ou encore une stratégie agroalimentaire et le lancement d’une politique massive d’aquaculture. L’éducation et la sensibilisation sont aussi des terrains fertiles.
La deuxième est le monde arabe : rattachement religieux bien sûr, culturel aussi. Ce monde peut prendre des formes agrégées. L’union du Maghreb arabe, par exemple, pris en compte dès 1980 dans les scénarios du Plan bleu, regroupe le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye (et la Mauritanie), soit un ensemble de bientôt plus de 100 millions d’habitants : il n’est pas encore, sur le plan de l’environnement, un partenaire, mais il pourrait le devenir.
Il ne faut pas isoler arabité et « méditerranéité ». L’un des auteurs des Futurs alternatifs arabes, Ismaïl Sabri Abdalla, a été le responsable, pendant cinq ans, du Plan bleu et c’est à lui que l’on doit, en 1980, le consensus des 17 États et l’adhésion du Sud à cet exercice de prospective collective. Bel exemple de conciliation entre deux mondes qui peuvent se rencontrer.
Duale la Méditerranée ? Non ! Une autre appartenance est là, toujours présente : celle du monde, celle de l’échelle planétaire. Non seulement les lois du marché s’y exercent, par exemple les prix des matières premières ou les courants du commerce (dont le bassin ne représente que 3,8 %), mais aussi les règlements et les décisions pour l’environnement planétaire : ceux des accords de Montréal ou de Bâle, pour ne citer que ceux-ci, mais aussi, bientôt, ceux relatifs à l’énergie devant l’énorme risque de réchauffement des climats qui pourrait concerner la Méditerranée et, peut-être, déraciner, dans le seul delta du Nil, 20 millions de « réfugiés écologiques ». Cette appartenance au monde est essentielle, même si, à chaque échéance, tous les États ne la franchissent pas d’un seul pied4.
La force grandissante des « sociétés civiles » :
une coopération organique, maillage et réseaux
La coopération se déroule actuellement en Méditerranée, dans une période de l’Histoire où la centralité se trouve interpellée par la communication, les sociétés complexes, la décentralisation. Elle ne peut pas ne pas tenir compte de ces nouvelles données. Certes, on retrouve, dans l’histoire européenne, des facteurs de ce type : les « villes libres », le réseau des monastères, la circulation des savants et des arts ont été autrefois décisifs avant la constitution des États-nations ; « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait, déjà, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Aujourd’hui, dans les structures nationales et au-delà, la « société civile » émerge et se renforce : villes, associations, entreprises, médias prennent du poids et lancent des initiatives. La dimension intraméditerranéenne des sociétés civiles a cependant beaucoup de retard.
Deux raisons expliquent ce relatif retard.
La première est le mauvais système de communication. La mer a été, autrefois, le support de relations lentes et « cabotées » ; aujourd’hui, en apparence, on va plus vite : trois à quatre heures en avion d’est en ouest contre trois à quatre mois à la voile. Mais les relations aériennes sont coûteuses (aller de Paris au Caire coûte quatre fois plus que voyager de Paris à New York) et les aéroports, en liaison quotidienne avec d’autres cités méditerranéennes, ne dépassent pas la dizaine (Barcelone, Nice, Rome, Athènes, Le Caire…). Il faut des détours par les capitales (Paris, Belgrade ou Madrid), pour se réunir entre voisins. Malte et Tunis ne communiquent pratiquement pas. Quant au téléphone, il est souvent bien sourd et le courrier met plus de trois semaines, parfois, de Nice à Naples. La télécopie sauvera-t-elle la situation ? Les satellites, les relations entre télévisions et les tropismes culturels créent de nouveaux rapports, mais si 41 % des Méditerranéens ont pu regarder Dallas, moins de 3 % des informations font le lot méditerranéen de l’actualité.
La seconde raison vient de l’insuffisance de relations « professionnelles » entre Méditerranéens : les « réseaux » sont rares. Si les statisticiens de la Méditerranée se sont rencontrés une fois en dix ans, si les météorologues se fréquentent, si les responsables d’autorités portuaires commencent à le faire, et si, grâce au PAM, les responsables des 100 sites historiques principaux se retrouvent maintenant, il est trop peu d’exemples de tissus de la sorte. Les jumelages de ville à ville vraiment vivants entre le Nord et le Sud sont inférieurs à la dizaine.
La coopération entre voisins
La coopération internationale en Méditerranée pour l’environnement, si elle est bien comprise, peut tirer parti des réalités de voisinage. Sur le plan global de la Méditerranée, j’ai employé l’expression de « Nord-Sud de voisinage » par référence aux relations Nord-Sud qui sont souvent abstraites. Ici, il s’agit d’un Nord-Sud entre partenaires qui se voient et qui peuvent travailler ensemble sur des projets communs. La dialectique en est changée.
Ce voisinage engendre une spontanéité des relations qui n’est pas la coutume, en général, dans la vie internationale. Au Caire, par exemple, lors d’une réunion avec les industriels égyptiens s’intéressant aux technologies propres, le représentant de la Commission a dit : « Bien sûr, le réseau Net5 est ouvert aux pays de la rive sud. » L’aurait-il dit à froid avec d’autres partenaires ? Des parcs frontaliers sont envisagés entre la Corse et la Sardaigne, entre la Tunisie et l’Algérie, entre la Grèce et la Turquie. Voilà quelques cas de relations spontanées entre voisins.
Il semble, cependant, que l’on n’ait pas encore tiré parti des relations de proximité pour tous les sujets de l’environnement ; les terrains ne manquent pas, comme la surveillance maritime, la lutte contre les incendies de forêts ou les catastrophes naturelles. La sécurité civile est un bon terrain d’entente entre voisins.
Cette dimension de proximité peut prendre un sens plus formalisé lorsqu’il s’agit de relations subrégionales. On citera les accords Ramoge (Saint-Raphaël, Monaco, Gênes). Conclus en 1977, ces accords pour la protection du littoral pourraient être renouvelés aujourd’hui par une entente plus familière qui impliquerait davantage les collectivités territoriales, élargies peut-être sur le golfe de Gênes, au sens large, avec la prise en compte de la Corse et même de la Sardaigne.
Très actuel aussi est le programme régional adriatique qui va se mettre en place et qui intéresse le « fond de mer » fermé de l’une des zones les plus fragiles de la Méditerranée. Une structure de travail va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
À une échelle plus large encore, après une première réunion à Tanger en 1989, il a été envisagé, entre les pays partenaires du bassin occidental de la Méditerranée, d’avancer en commun sur certains thèmes. Une réunion se tient en 1990 entre huit pays : Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Italie, France.
Coopérer sur des normes
Quatre protocoles ont été signés entre États riverains. Chacun de ces protocoles met quelque deux ou trois ans à être préparé, autant pour être ratifié, et, la plupart du temps, ils démarquent, en grande partie, des textes internationaux. Ils ne sont pas inutiles, mais la tendance de la communauté méditerranéenne pourrait être de freiner la multiplication de textes de ce type.
Sans qu’apparaisse la nécessité de nouveaux protocoles, l’application de seuils et de normes est, toutefois, une voie encore indispensable pour la protection des consommateurs et des milieux : l’eau, l’air, mais aussi le sol par exemple. La Communauté européenne, qui, jusqu’ici, a adopté plus de 100 directives est, pour cette région, une fabrique importante de dispositions juridiques, dont une partie s’applique indirectement aux pays du Sud (voitures construites en Europe ou textes nationaux de pays non communautaires se référant à des normes de type européen).
L’un des problèmes pour la coopération euroméditerranéenne vient du fait que la Commission, membre des accords de Barcelone, et que les quatre pays de la Communauté ne peuvent accepter de signer des textes contraires ou différents de ceux qu’ils ont adoptés en Europe. L’autre problème est la communication relativement peu ouverte à l’avance entre la Commission et les pays du Sud sur la préparation de dispositions qu’il serait utile au Sud de connaître.
Une coopération sur le terrain
Les pays riverains de la Méditerranée savent que même si les textes sont utiles, les progrès résulteront surtout de projets de terrain ayant, par leur exemplarité, un effet d’entraînement. La voie de « projets pilotes » a paru, depuis 1985, intéressante au PAM, même au risque d’en voir fleurir systématiquement un par pays, aucun État ne souhaitant rester en dehors d’un mouvement qui a d’ailleurs été présenté comme ouvrant aux perspectives d’appui de la Banque mondiale.
Depuis 1990, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont effectivement décidé de joindre leurs efforts dans un programme méditerranéen : le METAP. C’est une entrée décisive qui va changer la coopération intraméditerranéenne, en la plaçant au niveau de l’action.
La Méditerranée est fière d’être, au monde, le premier exemple d’un programme régional financier orienté sur l’environnement. Elle le doit à l’effort de quinze ans de concertation entre États, pratiquement unique au monde, les coopérations internationales dans d’autres « programmes de mers régionales » n’ayant pas encore cette maturité.
L’entrée en jeu de ces deux institutions financières internationales aura, au moins dans les domaines retenus comme prioritaires (l’eau, le littoral, les déchets, les pollutions, la faune et la flore, la formation, les institutions), un rôle décisif pour faire passer la coopération au niveau de réalisations tangibles et d’équipements clefs. Et, ce, à livre ouvert.
L’attention aux projets de terrain est aussi la perspective choisie par des financements européens, encore modestes jusqu’ici ; le fonds MEDSPA6, destiné aux quatre pays adhérents (plus le Portugal), est ouvert au Sud : un projet de télédétection et de surveillance de l’environnement pour toutes les régions littorales de la Méditerranée vient d’être lancé.
De la fraternité à la solidarité
La communauté méditerranéenne, malgré les froids qui, hélas ! ombrent les relations entre les populations d’accueil et les migrants (ils seraient environ 10 millions aujourd’hui), malgré les rejets, plus durables, de communautés minoritaires qui faisaient de la Méditerranée, au quotidien, une société pluriculturelle vivante ; l’imperceptible connivence qui existe entre Méditerranéens est visible dans les instances internationales, surtout les plus guindées. On le mesure, par exemple, au style des réunions entre Méditerranéens à Athènes, qui est bien différent de ce que l’on voit habituellement.
Le Dieu d’Abraham au cœur de trois grandes religions est-il encore omniprésent ? Les souvenirs d’une histoire commune, des paysages et du patrimoine historique commun sont-ils vivaces ? La Méditerranée est dure dans ses conflits : elle est fraternelle au quotidien. Les Méditerranéens ne se sentent jamais complètement exilés dans un autre pays du bassin méditerranéen.
Pour ce qui nous intéresse ici – la gestion de l’environnement –, ces conditions culturelles sont indispensables tant la culture et l’environnement ont une intimité commune, sans laquelle une politique de l’environnement se réduit à des actions d‘antipollution. La reconnaissance d’une « méditerranéité » est essentielle pour l’environnement, sur le plan des concepts comme la protection des paysages, sur le plan aussi de l’action ; peut-elle aller plus loin et, par exemple, faire passer les coopérations du sous-jacent implicite à la fraternité exprimée et même à la solidarité vécue, pourquoi pas, par exemple, financière ?
Un exemple mondial de coopération régionale
La coopération euroméditerranéenne sur l’environnement est l’une des applications les plus intéressantes de l’approche régionale des problèmes planétaires que le monde ferait bien de cultiver.
Pour l’opinion et même pour la classe politique, une échelle éclipse l’autre, un peu à la manière dont une monnaie chasse l’autre. Qu’un problème soit planétaire, et l’on se met à chercher immédiatement – et exclusivement – des institutions planétaires pour identifier les questions et trouver des réponses. Au point même qu’on en arrive à démobiliser le citoyen du monde qui se dit : « C’est mondial, je n’y peux rien ! » Rien n’est moins sûr ! Plus un problème est planétaire, plus il faut trouver les moyens de concerner l’aval. Il faut même, et surtout, arriver à mobiliser les États, les villes, les entreprises, les associations, les populations, en un mot, les « sociétés civiles », pour avoir une chance de ne pas pérorer dans le vide stratosphérique. Il y a un grand danger dans l’inévitable planétarisation : celui de démobiliser tout ce qui peut concourir à fournir des réponses. Think globally, act locally disait René Dubos. Plus que jamais cette invitation mérite d’être entendue. Il faut des courroies de transmission ; entre le global et le local ; le régional est un rouage essentiel pour la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens, l’identification de disciplines collectives. Plus l’échelle planétaire s’imposera, plus l’échelle régionale devrait prendre corps.
La Méditerranée, qui a déjà ouvert la voie à sept autres « programmes de mers régionales » à travers le monde, est un prototype à examiner de près. Elle est exceptionnelle sur plusieurs points : 18 États contribuent eux-mêmes au financement du programme. Seul cas au monde d’un exercice de prospective globale conduit par tant d’États riverains ; premier cas au monde d’un programme régional de l’environnement conduit par la Banque mondiale (et la BEI).
L’effort de coopération en Méditerranée est exemplaire pour l’environnement. Sera-t-il suffisant pour entraîner cette région du monde à se considérer comme ayant une nouvelle identité et agir sur le plan économique et politique comme une famille ; être de nouveau, selon le souhait de Valéry, une « machine à civilisations ».
* Revue des deux mondes, juillet-août 1990, p. 69-84.
1. D’où est née la seule organisation multilatérale regroupant tous les États sur le thème de l’environnement méditerranéen : Espagne, France, Monaco, Italie, Yougoslavie, Albanie (qui l’a ralliée en 1990), Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Chypre, Malte.
2. Les autres priorités sont les risques de réchauffement des climats, l’ozone et la diversité biologique.
3. Le Plan bleu, avenirs du bassin méditerranéen, sous la direction de Michel Grenon et Michel Batisse, Paris, Economica, 1989, 442 p. Edition anglaise : Futures for the Mediterranean Basin : the Blue Plan, Oxford University Press, 280 p.
4. Les accords de Bâle, en 1988, sur les déchets toxiques ont été signés par les 17 États. La déclaration de La Haye, en 1988, sur le réchauffement des climats a été signée par la Tunisie, la France, l’Égypte, l’Espagne, Malte et l’Italie.
5. Un réseau européen de documentation sur les « technologies propres ».
6. Action communautaire pour la protection de l’environnement dans la régio