Source : Acte du colloque « Vauban réformateur ». Association Vauban 1983
Auteur :Serge Antoine
Les anniversaires sont propices aux rétrospectives. Ils pourraient être, au-delà des commémorations habituelles, des occasions, comme celle-ci (et je m’en félicite) de « rétrospectives ». C’est-à-dire des occasions de jeter un regard, à la fois sur l’apport de celui dont on souffle les bougies pour devancer son temps et même sur ce qu’il peut encore nous apporter pour l’avenir. Je m’y suis parfois employé (à Arc-et-Senans, que notre président Michel Parent a bien des raisons de connaître parce qu’il a été à l’origine de sa sauvegarde et de sa remise en vie), pour des personnages aussi différents que Claude Nicolas Ledoux, Charles Fourier ou Jules Verne ; ce dernier, par exemple, a devancé son temps dans quelque trois cents techniques, mais il a été tellement absent du champ social que son « anniversaire d’avenir » (c’est comme cela que je qualifie l’exercice) le fait mourir une deuxième fois.
Et Vauban ? 1633-1983 trois cent cinquante années nous séparent de sa naissance. Et de sa mort : près de quatre vies, longues comme la sienne, mais dans un monde si accéléré qu’il faut être très prudent sur les jugements que l’on peut aujourd’hui faire sur un homme comme lui, avec des mots qui, non seulement n’étaient pas les siens, mais qui ne sont entrés en société qu’au moins un siècle plus tard : « l’État-nation », par exemple.
Après cet avertissement de prudence, disons-le d’emblée : tout laisse à penser que Vauban était « homme de prospective » mais pas futurologue. C’est-à-dire ni utopiste comme Moore, ni visionnaire comme Fontenelle, Goodwin ou Cyrano1, ni inventeur.
Nous le verrons, chemin faisant, à partir de ce qui a été dit ici, lors des premières journées de ce colloque sur Vauban.
Quatre conditions générales pour être homme de prospective
Quatre conditions générales que nous resserrerons, peu à peu, sur Vauban me paraissent être, d’emblée, requises pour être un homme de prospective :
1. La première condition, c’est de ne pas être futurologue. Distinguer entre futurologie et prospective n’est pas une querelle sémantique : elle va bien au-delà. Faire profession de futurologie, c’est prédire l’avenir : dire l’avenir à prendre ou à laisser, sans y mettre son choix parmi les futurs possibles. La futurologie est divinatoire, arrogante avec le futur et faiseuse de faux destins. Pour la prospective, dirait Malraux, « au destin de l’homme, l’homme commence et le destin finit ». Vauban ne faisait pas profession de futurologie, même lorsqu’il donnait des leçons aux souverains. Il plaidait pour un bon futur. Il était donc homme de prospective.
2. Être homme de prospective, c’est prendre en compte le long terme dans tous les domaines que l’on étudie et dans ceux où l’on agit. C’est refuser les délices du court terme. Vauban a, précisément, mis tous ses domaines en perspective. Citadelles, baïonnettes, cochons, forêts, impôts, populations, colonies… Il a refusé de s’attacher au cours des choses, à la cour. À cinquante ans, pendant que les « élites » s’attachent à s’installer dans leur château à Versailles, lui, prend le temps et préfère le « canal des Deux-Mers », porteur d’avenir.
3. Être homme de prospective, ce n’est pas être, a priori, Cassandre et voir l’avenir en noir. C’est être optimiste, au sens où l’on pense pouvoir influer sur l’avenir, choisir entre plusieurs avenirs. Vauban était un interventionniste passionné. S’il a désespéré à la fin de sa vie, ce n’est pas par lassitude de vieil homme, c’est par déception que l’on ne fasse pas assez pour changer le cours des choses.
4. Être homme de prospective, ce n’est pas obligatoirement être réprouvé, ou embastillé. Mais c’est, au risque d’y compromettre son confort, sa carrière et bien davantage, vouloir exprimer ses futurs et en avoir le courage. C’est aller jusqu’à éditer soi-même ce que l’on a envie de dire et non enfermer son œuvre posthume dans un coffre à n’ouvrir que cinquante ans après. C’est vouloir être homme d’action par la réflexion sur l’avenir. L’ingénieur du roi était-il serf, parce que fonctionnaire (« Grandeur et Servitude ») ? En tout cas, il voulait que sa plume soit libre. Et cela lui a coûté. « Ignorez-vous ce qu’il en a coûté à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » (C. N. Ledoux).
Un large éventail de domaines explorés
Autre caractéristique de l’homme de prospective : ne pas se limiter à un champ, à un secteur, à une problématique étroitement définie. Vauban, méfiant des grandes fresques, procède par induction, explore, démontre, systématise et anticipe. S’il crée l’image globale, c’est par images successives, un peu à la manière du stroboscope, domaine par domaine.
Les champs que Vauban a cultivés en y semant des graines de temps long sont nombreux. Mais il n’a pas semé à tout vent ; il n’était pas un touche-à-tout de salon. Il ne considérait que le terrain et la connaissance directe ; il ne sautait pas à pieds joints dans la conceptualisation. Hors métier, il avait la modestie d’appeler ses incursions des « oisivetés ».
Il n’a donc pas construit de système à la manière d’un ensemble « bouclé » que les hommes de prospective aujourd’hui construisent, en forme de modèle pour les faire tourner, et… vérifier les cohérences. C’eût été se laisser entraîner dans la théorie ou dans les domaines qui n’étaient pas les siens.
Être homme de prospective, c’est avoir, sinon une pensée globalisante à 360 degrés, du moins refuser les compartiments des spécialités « sectorielles ». Vauban s’est toujours efforcé de relier les domaines qu’il a couverts, parfois un par un. Il a volontairement cultivé ce que l’on appelle aujourd’hui les « interfaces ». Comment peut-on expliquer autrement, chez lui, ces liaisons de voisinage qu’il fait entre guerre et paix, défense de place et attaque, peuplements et survivants, dépenses de l’État et recettes fiscales, capacité contributive et possibilités sociales ?
Que de domaines couverts : tous ceux que, par contact direct, il était conduit à rencontrer sur son chemin et qu’il a voulu approfondir et relier aux autres domaines. On s’étonne toujours de la rapidité avec laquelle des réformes ont été menées par la Révolution française dans des sujets très divers. On est en droit de rester admiratif de la diversité des domaines où Vauban propose des réformes et les prépare.
Il serait inutile, à ce stade d’un colloque qui se termine, de passer longuement en revue les domaines qui ont été étudiés. Je ne m’attacherai pas, parce qu’on en a beaucoup parlé à propos de la Dixme royale, aux vues anticipées qui ont été les siennes en économie. J’évoquerai simplement plus loin, et de façon rapide, l’aménagement du territoire et la population, pour parler d’autres qualités prospectives de Vauban. Je ne parlerai pas non plus de l’art de bâtir, ni des citadelles qu’il créait du dedans, ni de celles qu’il prenait du dehors, ni de l’artillerie de fer et des baïonnettes, où il avait un demi-siècle d’avance, ni de la place de l’ingénieur dans un système militaire ou la technique n’a jamais fini de progresser. Ni de la place nouvelle du génie militaire. Ni, surtout, des rapports entre l’armée et la conscription, en avance sur l’État-nation ; ni de son attachement aux techniques nouvelles du génie rural, de l’irrigation, des engrais, de l’hydraulique par conduite forcée, ni, non plus, de l’urbanisme et des villes nouvelles…
Je parlerai rapidement (car ceci a été abondamment et excellemment traité) des relations internationales et diplomatiques qui n’ont jamais laissé Vauban indifférent. Ses places fortes n’avaient de sens que pour servir en cas de guerre ou, plus encore, servir le moins possible : c’est la force de dissuasion. Les citadelles étaient souvent dissuasives au point que leurs titres de gloire – Montdauphin par exemple était de n’avoir jamais servi. « Si tu veux éviter la guerre, prépare la paix. » « Si tu veux bien utiliser la défense, montre ta force pour ne la point dépenser. » Épargner ses forces en hommes avait, alors, une justification très forte ; dans une France de vingt millions d’habitants, les morts à la guerre ont dépassé le million dans ce siècle-là.
Si ses places fortes n’avaient de sens que dans une logique d’économie militaire, elles n’avaient de durabilité qu’avec une certaine idée de la France dans ses frontières, une certaine idée de la France de demain, dans ses rapports avec les pays voisins et aussi une certaine idée de la France dans le monde des grands espaces, qu’ouvraient alors les conquêtes des nouveaux mondes, les colonies…
Vauban s’est érigé en conseiller international pour une paix durable, apportant, ici, une manière de se concilier la Hollande, là, d’isoler l’Autriche ou, ailleurs, d’éviter le piège de l’Espagne, ou la tentation de l’Italie. Ces leçons qui étaient, peut-être, destinées aux futurs Napoléons, nous paraissent aujourd’hui, dans un environnement totalement différent, relever de l’histoire. Mais je retiendrai trois dimensions, plus permanentes.
1. Quant à la méthode d’analyse du futur, Vauban se réfère souvent à des hypothèses qui préfigurent ce qu’aujourd’hui on appelle « la méthode des scénarios alternatifs ou contrastés ». Ils introduisent des conditionnels par ricochet.
2. Sur le fond, Vauban ouvre l’ère des grandes stratégies mondiales. Il prend, avant bien d’autres et de façon exceptionnelle pour cet homme ancré dans le sol des places fortes, la dimension maritime de la puissance que la France terrienne a pourtant eu tant de mal à épouser.
Écoutons-le par exemple :
Deux grandes monarchies […], pouvant s’élever au Canada, à la Louisiane et dans l’île de Saint-Domingue, deviendront capables, par leur propre force, aidées de l’avantage de leur situation, de balancer un jour toutes celles de l’Amérique et de procurer de grandes et immenses richesses aux successeurs de Sa Majesté.
3. Enfin, nous restons en arrêt devant le terrain, très nouveau, des enjeux de l’information, de la communication et des médias :
Les ennemis de la France ont publié et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires. Prenant avantage de [notre] silence [ils] continuent de plus en plus à nous outrager… Il est bon, et même nécessaire, pour l’honneur, de détromper le monde. Il ne faut pour cela que se donner la peine de ramasser de bonnes plumes et de les mettre en œuvre. C’est une guerre où nous serons bien sûrement les plus forts.
Le sens du temps, le sens de l’espace
Une des qualités de l’homme de prospective est le sens du temps, surtout lorsque s’y ajoute celui de l’espace. Le sens du temps long, Vauban l’avait au plus profond de lui-même, bien évidemment pour des sujets qui appellent la durée : la forêt, par exemple : le peuplement forestier qu’il réclame n’arrivera, dit-il, à maturité, que dans les cent vingt ans et ne sera coupé qu’entre la 120e et la 240e année ; horizon 1940 ! Vauban voit, de toute évidence, plus loin que Colbert, soucieux surtout de bois d’œuvre pour les bateaux.
Ce sens du temps long, il l’applique à des événements dont certains n’analysent que les effets à court terme. Or lui, quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, s’attache, au-delà de l’immédiat, à envisager l’œuvre du temps sur les blessures.
La disparition des plus anciens et des plus opiniâtres huguenots qui seraient morts ou fort diminués dans cet espace de temps, tandis que la plus grande partie de ceux d’âge moyen, pressés par la nécessité de leurs affaires, leur dédain du repos ou leur propre ambition, s’y seraient accommodés et que les jeunes se seraient à la fin, laisser persuader…
Ce temps, Vauban le pousse jusqu’à des frontières de durée qui, aujourd’hui, malgré la familiarité que nous croyons avoir avec la prospective, nous laissent bien timides ; nous croyons identifier le futur avec l’an 2000 (dans quinze ans) et ne consentons au plus à pousser le bouchon qu’à l’horizon 2025 ou 2030. C’est en 1699 qu’il calcule, lui, la population du Canada… à l’horizon 1970. Ce serait aujourd’hui penser à l’horizon 2300 ! Personne, même pour la démographie, ne se préoccuperait d’une perspective si lointaine. Et pourtant bien des batailles, dont celles des forêts, des lacs et de la haute atmosphère, se livrent à cet horizon-là…
Le plus intéressant peut-être est que le sens de l’espace rejoint, chez lui, le sens du temps long et que la géographie des profondeurs rejoint l’histoire non événementielle. On sait que les hommes de prospective et aménageurs du territoire ont une connivence et une complicité reconnue ; Vauban alliait les deux.
Le regard sur une France identifiée par ses frontières naturelles pour assurer une paix durable, le pressentiment d’un effet de « Versailles et le désert français », son intérêt pour une cartographie prospective des canaux, celui du Languedoc et de l’Entre-deux-Mers (qui n’aboutit, dit-il, qu’à Sète alors qu’il faudrait le prolonger jusqu’à Marseille) font se rejoindre la vision géographique et la planification, à vous en couper le souffle.
J’ai déjà évoqué la vision maritime de la France et du peuplement des colonies dans ces grands espaces où il ressent qu’il sortira puissance et enrichissement. Parlons de son intérêt pour l’agriculture ; ce n’est pas celui du botaniste, à la manière du XVIIIe siècle. Cette attention est toute empreinte d’une considération pour une activité durable et renouvelable, dont le croît et la gestion des paysages chevauchent les décennies et même les siècles. Il eût fort bien pu, par profession première, ne pas s’arrêter à ce que les artilleurs ou les ingénieurs de voies appellent encore la « rase campagne ». Cette campagne, il l’a prise à bras-le-corps, avec ses ressources, ses produits, ses populations, auxquels les « grands » s’intéressaient alors très peu. Parce que la ruralité était un morceau de temps dense.
Il améliore les techniques de prévision et de planification
Il n’est pas de prospective, même qualitative, sans que ne soient précisées les données chiffrées des phénomènes à prendre en compte. Vauban s’y est employé de toutes les façons qu’il pouvait le faire : recensements de populations, calculs de croissance des cochons, des arbres, etc. Tous les dénombrements dont il pouvait entrevoir l’utilité, il les a entrepris jusqu’à déclencher, en 1697, une grande enquête sur l’état du royaume.
Ce souci de la mesure précise, Vauban l’avait pour toutes choses et on lui doit beaucoup, par exemple, dans la construction, d’avoir suscité et développé les devis préalables. Cet appétit d’exactitude lui a fait revendiquer un système cohérent de poids et de mesures. Il faudra près d’un siècle et la Révolution pour répondre à ce souci (« si les réformes de la Révolution sont, dit-on, dans les cartons des rois », Vauban a bien alimenté les réformateurs). Aux chiffrements des subsistances dont le premier usage était celui des denrées et de survie des assiégés et des troupes, Vauban a ajouté la carte et les levés : ceux des forts, bien sûr, admirables et ceux de leur environnement, ceux aussi de la cartographie générale, alors très liée aux armées et qui, en France, n’est devenue civile avec l‘IGN qu’en 1941. Cette cartographie n’était pas celle des grands navigateurs qu’il eût peut-être aimé être, mais celle des terriens des grands paysages : ceux qui photographient le cadastre des champs autant que le relief, l’architecture des peuplements autant que l’hydrographie.
Certes Vauban n’est pas le pionnier des recensements. Il y en a eu dans l’Antiquité pour compter les sujets et, en particulier, les citoyens utiles pour l’impôt ou les armées. Mais le dénombrement avait, chez Vauban, une autre finalité.
Au-delà de la passion du chiffre et du plan, au-delà de l’exactitude, si Vauban a consacré une partie de sa vie pour améliorer les dénombrements, c’était d’abord pour connaître mieux des secteurs obscurs : ceux que l’on ne connaissait pas, ou que l’on ne voulait pas connaître ; ceux du monde paysan, par exemple, ignoré dans son labeur et sa misère. Dénombrer, c’était, pour lui, faire entrer dans la société civile des faits, des données et des hommes étrangers à l’État, aux puissants, aux techniciens une statistique sociale autant que géographique. Sa Description géographique de l’élection de Vézelay, publiée en 1691, montre que c’est la totalité d’un pays qu’il prend en compte, au-delà de la population : revenus, mœurs, pauvreté, fertilité des ressources.
Mais Vauban entrevoyait une statistique pour l’anticipation et une anticipation pour une meilleure planification ; n’hésitons pas à employer le terme.
On connaît ses projections théoriques ; celle de la descendance d’une truie, celle des arbres et des sujets forestiers (encore insuffisante aujourd’hui), celle des hommes et des peuplements. Pour le Canada2, en 1699, je l’ai déjà dit, il fait réfléchir à l’avenir jusqu’en 1970 : 370 années devant lui. Il ne prédit pas plus que le Club de Rome : il fait un scénario d’anticipation utile au planificateur.
Planificateur grâce à la statistique, il l’était en définitive, avec un sens et une force incomparables dans le dessein de mesurer la dynamique et l’entraînement. Au-delà de la description synchronique, dirait-on aujourd’hui, il s’intéresse à l’évolution diachronique. Mais il reste lié à une volonté d’ordre anticipé (« jardins à la française »).
Si les progressions particulières sont insensibles, dira C. N. Ledoux, cet autre architecte, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides.
Quelle ambition apparaît plus fortement que celle dite par Vauban ?
Ce que je dis ici ne regarde nullement le temps présent, ni le passé, mais seulement l’avenir, pour lequel il serait bon de faire des ordonnances qui fissent loi.
On pourrait lui faire la critique de ramener la vision diachronique à celle d’un temps bridé par le dessein mais l’important est cette dynamique d’anticipation.
Le champ social
Dernier volet, capital pour la qualification de Vauban prospectiviste, c’est son dialogue avec les institutions en place et avec la société d’alors. Ici certains attendent Vauban au tournant.
Disons tout d’abord qu’il n’est pas exigé des prospectivistes de réinventer une société nouvelle, ou d’être des annonciateurs de nouveaux comportements sociaux. On leur demande, avant tout, d’être de plain-pied avec la société et de l’être sans fard, lucides, observateurs : ce que Vauban a pleinement fait en refusant les prismes déformants de la cour.
Car il ne faut pas se flatter, le dedans du Royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit, tout gémit. Il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces : on y trouvera encore pis que ce que je dis (1689).
Mais il n’est pas interdit aux prospectivistes d’aller au-delà de leur société et la règle du jeu est alors qu’ils l’affichent, pour que ce paramètre puisse être explicitement évalué dans leurs textes.
La question, ici, dans cet exposé « Vauban futurologue ? », n’est donc pas de savoir si Vauban est ou non « réformateur », mais de savoir s’il faisait référence à une autre société que la sienne, ou encore s’il avait un « projet social ». La réponse encore une fois n’est pas aisée, tant il est vrai qu’une rétrospective à trois cents ans a le risque de nous voir trancher trop vite en référence à nos réflexes actuels, ou même à ceux du XIXe siècle ou encore du XVIIIe siècle, que nous connaissons mieux. Il est trop facile, en tout cas, de dire aujourd’hui que Vauban était docile, indifférent au changement social et politique, surtout si l’on se réfère aux mouvements d’idées de l’époque.
Commençons par la politique et les institutions
Vis-à-vis des institutions, Vauban travaille incontestablement autour de points fixes : l’État central, le roi. Il n’est pas question pour lui d’imaginer d’autre légitimité que celle du roi. Mais sa référence constante au bien public nous fait penser que c’est l’État, plus encore que le roi, qui prévaut dans sa référence institutionnelle.
Il est passionnant de relire Vauban non pas en soi mais en référence à son époque. Nous avons ici peu de points de comparaison avec d’autres visionnaires de son temps. Mais il est instructif de relire la quinzaine d’essais utopiques dont la France était alors le terrain d’élection et qui – nouveauté depuis la Renaissance – situaient, presque tous, leurs écrits dans le futur, en plus de l’« ailleurs ». Cette relecture systématique de textes écrits surtout entre 1680 et 1715-1720, au moment du déclin du Grand Siècle, est d’autant plus intéressante que ces tenants d’autres sociétés, voire ces opposants au régime, ou ces annonciateurs de lendemains, avaient une liberté facilitée par le genre littéraire, le pseudonyme, l’édition (posthume même parfois) à Amsterdam ou à Genève. Ce qui n’était pas le cas de Vauban même maréchal.
Or qu’ont dit ces utopistes sur les institutions ? Qu’elles devraient mieux fonctionner. Mais ils n’ont pas beaucoup innové, ni investi sur ces sujets du ou des pouvoirs pour proposer d’autres structures.
À part quelques références à des fédérations de paroisses ou à des cantons de saveur suisse, la grande majorité des auteurs fait référence à un roi ; à un bon roi qui améliore le sort des peuples.
C’est là, précisément et insidieusement, que réside leur contestation ; ils décrivent un roi meilleur, c’est-à-dire qu’ils s’interrogent, rompent avec l’allégeance inconditionnelle et vont jusqu’à l’impertinence.
Vauban n’est pas loin, qui écrit :
Il n’y a personne dans le monde qui ait plus besoin d’étude ou du moins d’une excellente lecture que les rois. […] Par là, ils pourront apprendre l’art de régner. […] Ils y trouveraient quantité de fautes pareilles à celles qu’ils commettent ou peuvent commettre tous les jours.
Ce qui distingue, par contre, Vauban des quinze utopistes, c’est qu’à leur différence il est absolutiste pour l’État ; il n’admet pas que l’intérêt individuel ou même social porte atteinte à l’État régulateur et ordonnateur de la chose publique. Les utopistes, hommes de plume et non grands commis, eux, transgressaient parfois cette règle ; encore ne le faisaient-ils que de façon exceptionnelle.
Après les institutions, le corps social. Il me faudrait du temps pour analyser ces espoirs mis dans l’avenir par ceux que Myriam Yardeni appelait, il y a trois ans, les utopistes et les révoltés3. J’espère que d’autres me relaieront. Le résumé de leurs revendications est, en gros, celui-ci :
1. D’abord, une plus grande fraternité humaine. Vauban, ici, est insensible à cette aspiration.
2. Puis une plus grande égalité, mais surtout une plus grande égalité des chances. Vauban, là, n’est pas très loin.
3. La remise en question des trois ordres : le clergé exclu de certaines fonctions sociales, impliquant une sorte de laïcisation progressive ; une noblesse de mérite et non plus de droit ou d’attribution. On croit entendre Vauban.
Dans les siècles un peu reculés, la noblesse était le prix d’une longue suite de services importants et la récompense de la valeur et du sang répandu pour le service de l’État. […] Aujourd’hui, on n’y fait pas tant de façon. […] À l’égard de l’Église, conserver tout le respect dû au Saint-Siège quant au spirituel, mais, quant au temporel, supprimer peu à peu tous les revenus ecclésiastiques qu’on peut et doit considérer comme un pieux brigandage exercé sur tous les sujets de l’État (Vauban, Intérêt présent des États de la chrétienté).
Assurer la défense du pays. Les utopistes, pour la plupart, n’éliminaient pas la guerre. Vauban non plus : il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait été aussi laborieuse que la guerre elle-même, dira de lui Fontenelle. La guerre
se maintiendra tant qu’il y aura des hommes sur la terre. […] L’ambition et l’injustice ont fait qu’elle est devenue un mal si nécessaire qu’on peut dire que les princes qui l’ignorent et négligent ses préceptes ne règnent pas en sûreté. […] La nécessité ayant appris au plus faible de joindre la ruse à la force pour se garder de l’oppression du plus fort, il s’en fit bientôt une science où les plus grands hommes mirent toute leur application […], de grossière et féroce qu’elle était, la soumit à de certaines règles [dont] on est parvenu à en composer ce qui s’appelle le « grand art de la guerre ».
Une forte affirmation enfin de la cohésion sociale, de l’ordonnance sociale, du bien public, qui fait très peu apparaître une référence à la liberté individuelle.
Vauban ne parle pas, lui non plus, des libertés ; il dicte volontiers le bien social : les jeunes gens, dans nos colonies de l’Amérique, s’y marieront obligatoirement et dès l’âge de dix-huit ans.
Quant à la propriété à peine effleurée chez la plupart des utopistes, Vauban n’est pas en arrière de la main, lorsqu’il prône, par exemple, l’éviction des biens du clergé ou la création de forêts publiques :
Le temps qu’il faudrait attendre ces coupes serait trop long pour que les particuliers s’en pussent aisément accommoder, leurs vues ne s’étendent pas à quatre ou cinq générations au-delà de la leur […] ; je conclus de là que les plantis de ces nouvelles forêts sont l’ouvrage de rois, de princes aisés, du public…
On pourrait continuer sur d’autres thèmes de la vie sociale : la femme par exemple, les esclaves, les pionniers. Les utopistes font frémir de conservatisme. Vauban aussi. Pour les uns et les autres, les luttes de classe sont pratiquement imperceptibles. Les tensions religieuses sont absentes chez les utopistes qui ne prônent qu’une religion. Elles sont regrettées chez Vauban. Navré des persécutions et de l’intolérance, il en mesure les effets et l’inanité.
D’une manière générale, Vauban (qu’on ne peut certes pas classer parmi les utopistes, ni parmi les révoltés) n’apparaît pas, à l’inverse, isolé, docile ou en arrière, par rapport aux courants qui, déjà, annoncent le XVIIIe siècle.
Certes, l’abbé de Saint-Pierre imaginait des concertations internationales, de type onusien. Certes, Meslier, lui, annonçait par le ton et par l’athéisme, les premiers « sans-culottes ». Mais Vauban, entre 1690 et 1706, n’est pas, loin de là, éloigné de ceux qui, dans une France meurtrie et inquiète, aspirent à d’autres futurs.
Certains ont pu dire que c’était, à la fin de sa vie, une liberté, un luxe de vieillard ou de retraité. N’était-ce pas plutôt l’accumulation de regards durs sur une fin de règne ? Il est saisissant de constater que la rédaction de sa Dixme royale est si contemporaine du moment, si dense, des écrits des utopistes ou de ceux qui leur font écho : Foigny, Gilbert, La Montan, Tyssot, de Patot, Lecouvel, Legat. C’est alors que l’abbé de Saint-Pierre écrit sa Paix perpétuelle et, sans doute, son Discours sur la polysynodie. C’est probablement alors qu’est rédigée la République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, ouvrage attribué au… secrétaire perpétuel de l’Académie qui fit de lui un si bel éloge, Bernard Le Bovier de Fontenelle. C’est alors qu’est écrit le Télémaque de Fénelon, cet autre ami de Vauban.
Alors, il faut conclure. Je me garderai de le faire sur l’interrogation Vauban réformateur, parce que ce n’est pas mon sujet. Mais je dirai oui, si la question m’était posée, parce que Vauban avait envie de réformes.
Sur le point de savoir si Vauban était ou non homme de prospective, je dirai oui, trois fois, plutôt qu’une. Cette prospective, dans son contenu, est-elle aujourd’hui révolue, digérée par le temps, le changement, les conditions nouvelles ? Sans doute, aux trois quarts.
Mais, comme ses citadelles, pas mortes, qui nous font aujourd’hui rouvrir l’œil sur l’espace contemporain, Vauban, en tant qu’homme de prospective, est aujourd’hui très vivant. Il aurait bien des leçons à donner aux générations qui se croient prospectives et qui ne le sont pas tant ou qui le sont mal : les nôtres.
* Actes du colloque Vauban réformateur, Paris, Association Vauban, 1983, p. 376-385. Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux, sise à la Saline royale d’Arc-et-Senans.
1. Qui ont annoncé la liaison Terre-Lune : 1637, 1648, 1646.
2. Il annonce 6,4 millions d’habitants en 1910 : le recensement de 1911 en donnera 7,2. Et, pour 1970, 20,6 ; il y en a eu 22. Les immigrations l’ont aidé mais l’approximation est belle. Les démographes n’ont pas toujours la main aussi heureuse, ils annonçaient en France, en 1941, 36,9 millions d’habitants pour les années 1960, c’est-à-dire pour dans vingt ans, alors que le chiffre avoisinait les 50 millions.
3. Myriam Yardeni, Utopie et révolte sous Louis XIV, Paris, A.-G. Nizet, 1980.